Alors que Zoom est en train de devenir un instrument de licenciement collectif pour certaines sociétés et start-ups américaines 1, il s’avère qu’au Luxembourg aussi des litiges d’ordre social glissent de plus en plus du terrain juridique vers celui des plateformes informatiques voire des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter.
A cela s’ajoutent les communiqués de presse qui sont repris et diffusés sous diverses formes par les médias 2 ainsi que l’immixtion des autorités administratives, souvent sur interpellation directe de la délégation du personnel ou d’un syndicat, dans les négociations sociales (en vue d’une convention collective ou d’un plan social) en cours.
Ainsi, force est malheureusement de constater que de plus en plus souvent de nombreux conflits sociaux quittent trop rapidement le terrain de l’entreprise pour se retrouver soit sur le bureau de certaines administrations, soit sur la place publique avant d’avoir pu être soumis à un vrai dialogue social, voire au contrôle de la loi, des tribunaux ou des organes tripartites nationaux tel que l’Office National de Conciliation.
Dans ce contexte, il est intéressant de constater qu’un grand syndicat national luxembourgeois a récemment appelé ses membres à participer à un « piquet de protestation » devant un magasin de confection ayant pignon sur rue et faisant partie d’un grand groupe international 3, et cela apparemment avant d’exploiter tous les moyens légaux que les partenaires sociaux eux-mêmes ont mis des décennies à instaurer.
Ces outils et les solutions qui sont censées s’en dégager sont entre-temps devenus partie intégrante de notre dialogue social et de la procédure caractérisant entre autres le modèle social luxembourgeois.
Outre le fait qu’il y a actuellement des problèmes plus substantiels au Luxembourg que celui du présumé non paiement partiel d’une prime annuelle et qu’un rassemblement syndical sur la voie publique n’est pas des plus appropriés dans le contexte sanitaire actuel, cette manifestation ressemble surtout à une initiative politico-syndicale dans le contexte de la réforme du droit de grève telle qu’exigée et exprimée récemment par les syndicats 4.
On peut dès lors se poser légitimement la question suivante : Quelle est la nécessité d’une telle réforme, si les instruments juridiques élémentaires qui sont déjà à la disposition des acteurs sociaux ne sont pas pleinement utilisés?
Si les partenaires sociaux ont l’intention de réformer le droit de grève du secteur privé en introduisant des mécanismes comme la grève préventive (« Warnstreik ») ou le « préavis de grève » 5, il faut qu’une telle reforme se fasse en maintenant un certain équilibre social, voire une garantie de paix sociale au bénéfice des parties ayant conclu une convention collective de travail.
Il est un fait que de plus en plus de négociations collectives commencent malheureusement par des menaces de grève - allant parfois jusqu’au chantage - ou, comme le démontre l’exemple récent, des piquets de protestation, ces derniers pouvant d’ailleurs déjà perturber sérieusement l’image et le fonctionnement d’une entreprise avant la fin-même des négociations.
En l’occurrence, avant d’appeler à un « piquet de protestation » qui risque non seulement de nuire à la réputation mais également d’affaiblir un secteur déjà en grande difficulté à cause des récentes mesures de lock-down dues au Covid-19, il aurait été plus judicieux soit de saisir l’Office National de Conciliation qui est compétent pour tout différend d’ordre collectif en matière de conditions de travail 6 soit de saisir le tribunal du travail qui lui est compétent pour les demandes en interprétation liées aux conventions collectives 7.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que la délégation du personnel est compétente pour présenter à l’employeur toute réclamation collective et pour saisir l’Inspection du Travail et des Mines de toute plainte relative à l’application des dispositions collectives 8.
Dans le récent cas de figure, il s’avère que le litige collectif ne concernait pas la question de savoir si une prime était due ou non, mais touchait à l’interprétation du mode de calcul de cette prime compte tenu d’une période d’inactivité en 2020 due au chômage partiel.
Que cela leur plaise ou non, les deux parties - syndicat et employeur - ont conclu une convention collective qui comme toute convention doit être exécutée de bonne foi 9, c’est-à-dire de façon loyale. Cela vaut aussi en matière de divergences concernant le calcul d’une prime de fin d’année prévue par ladite convention.
Au Luxembourg, les parties à une convention collective s’obligent à une trêve sociale pendant toute la durée de validité de cette convention 10.
Cette trêve inclut et ne se limite pas à une obligation de s’abstenir de faire grève mais devrait également viser toutes autres mesures similaires comme des « piquets de protestation » ou des menaces de grève.
Même si un « piquet de protestation » ne constitue pas, contrairement à un « piquet de grève » une mesure ayant pour finalité d’empêcher les salariés non-grévistes de rejoindre leur lieu de travail, on peut quand même se poser légitimement la question de savoir si une telle mesure ne doit pas être considérée comme une violation de l’obligation de trêve sociale ?
En plus, en vertu de la loi, jusqu’à la constatation de la non-conciliation par l’Office National de Conciliation, les parties doivent s’abstenir de tous actes qui peuvent être de nature à compromettre l’exécution loyale d’une convention collective.
En cas de violation de cette obligation, diverses actions sont théoriquement à la disposition de l’une ou de l’autre partie à la convention collective telles que l’action en référé - urgence 11 ou l’action en référé - voie de fait 12 ainsi que l’action en dommages et intérêts pour non-exécution d’une obligation contractuelle 13.
Contrairement à ce qui se produit régulièrement dans d’autres pays voisins où ordonnances et astreintes sont monnaie courante pour contrecarrer des actions sociales, il est très rarement fait usage de ces moyens au Luxembourg.
A cela s’ajoute qu’en vertu de la loi, lorsqu’une des parties reste en défaut d’exécuter une des obligations à sa charge, en l’occurrence l’obligation à la trêve sociale, l’autre partie peut suspendre l’exécution de son obligation formant la contrepartie directe de celle que l’autre partie n’exécute pas. 14
L’obligation au respect d’une trêve sociale constitue pour un employeur une motivation déterminante en vue de la conclusion d’une convention collective et constitue un futur garant de la paix sociale au sein de l’entreprise.
En ignorant ou violant ces principes, il est porté atteinte au dialogue social, voire au modèle social qui est pourtant censé caractériser le Luxembourg.
Il est dès lors temps de revenir à un vrai dialogue social, celui qui se déroule non pas sur la place publique mais d’abord de façon substantielle dans les entreprises – de préférence sans intervention externe - et si nécessaire devant les instances nationales compétentes.
Guy Castegnaro
Avocat à la Cour spécialisé en droit social
Associé fondateur du cabinet Castegnaro Ius Laboris Luxembourg
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1 En 2020, Uber a licencié en 3 minutes pas moins de 3000 employés des services clientèle et recrutement et la start-up américaine de trottinettes électriques Bird a licencié 406 salariés via Zoom.
2 Ainsi, fin janvier 2021, les trois syndicats bancaires se sont livrés à une bataille par le biais de communiqués de presse, chacun revendiquant les mérites de l’extension d’un plan social, le tout dans le contexte sensible et actuel des négociations en vue de la reconduction de la convention collective du secteur bancaire (Paperjam, Newsflash du 27 janvier 2021, « Les syndicats de la finance ne se parlent plus »).
3 Communiqué de presse du syndicat Commerce de l’OGB-L du 16 décembre 2020
4 Interview du président du LCGB du 14 janvier 2020 dans le cadre duquel le LCGB plaide pour un « droit de grève préventive » moyennant « dépôt à l’employeur ou au Ministère du Travail d’un préavis de 48 heures ». Dans cette interview le président du LCGB invoque aussi « un second dispositif où saisir l’Office National de Conciliation serait suffisant pour que les organisations syndicales puissent bloquer le travail ». (source : wort.lu du 14.01.2020)
5 Un préavis de grève (de 10 jours) existe dans le cadre de la réglementation du droit de grève sans le secteur public (art. 3 de la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de l’État et des établissements publics placés sous le contrôle direct de l’État.
6 Art. L. 164-1. Code du Travail
7 Art. L. 162-13. (1) Code du Travail
8 Art. L. 414-2. (2) Code du Travail
9 Art. 1134, alinéa 3, Code Civil
10 Art. L. 162-11. Code du Travail
11 Art. 66 Nouveau Code de Procédure Civile
12 Art. 941 et s. Nouveau Code de Procédure Civile