Section 1. Introduction
1. Fragmentaire, ambiguë voire contradictoire, la sibylline construction du droit européen de la mobilité transfrontalière des sociétés ne cesse d’étonner. Si l’objectif de permettre à une société de se mouvoir par-delà les frontières sans encourir les affres d’une liquidation est bien connu et indispensable à la réalisation du marché intérieur, les instruments utilisés pour s’en approcher ne laissent pas l’impression d’une volonté d’élaboration progressive, mais évoquent au contraire des mutations aussi radicales que surprenantes. De Pygmalion à Echo, de Scylla à Arachné, voici les métamorphoses du droit européen de la mobilité transfrontalière des sociétés.
Section 2. Évolution et état actuel du droit européen de la mobilité transfrontalière
§ 1. Présentation
2. Loin de constituer l’apanage du seul législateur européen, le droit de la mobilité transfrontalière des sociétés présente la particularité d’avoir également été progressivement élaboré par la Cour de justice au moyen de sa jurisprudence en matière de liberté d’établissement 1 des sociétés 2. Par conséquent, avant de se pencher sur les différentes initiatives législatives ayant jalonné son lent processus de construction, il convient tout d’abord d’étudier le rôle atypique joué par la Cour de justice dans la construction de cette branche singulière du droit européen des sociétés.
§ 2. Le rôle ambigu de la Cour de justice
A. Un rôle de précurseur unique
3. En matière de mobilité transfrontalière des sociétés au sein du marché intérieur et face aux échecs répétés des initiatives supranationales comme la proposition de directive sur les fusions transfrontalières de 1985 3 ou le projet de quatorzième directive sur le transfert transfrontalier du siège statutaire d’une société 4, la Cour de justice, par le biais de sa jurisprudence en matière de liberté d’établissement, a fréquemment joué un rôle de précurseur dans les développements et la consécration des modes de mobilité transfrontalière des sociétés 5. Cette évolution de la juridiction suprême européenne en « agressive engine of integration »6, s’explique notamment par le fait qu’elle est structurellement incitée à privilégier l’intégration européenne par le biais d’une interprétation téléologique du TFUE 7. En effet, contrairement aux autres institutions européennes, comme la Commission ou le Parlement, elle est moins sensible à la dimension politique de la matière 8 de sorte que les conclusions auxquelles elle aboutit sont bien moins susceptibles d’être biaisées par des considérations extra-légales 9 ou de refléter fidèlement les préférences politiques des États membres dont les différents juges sont issus 10. Cette tendance se confirme au gré de l’étude des trois mécanismes de mobilité dont la Cour de justice a eu à traiter par le passé, à savoir les transferts de siège, tant du point de vue de l’État d’origine que de l’État d’accueil, les fusions transfrontalières et les transformations transfrontalières.
B. Les différents mécanismes au fil des décisions de la Cour
1. Daily Mail, Cartesio et barrières à la sortie
4. À l’égard des transferts de siège, à savoir l’opération par laquelle une société transfère volontairement ou involontairement son siège social de son État membre d’origine vers un autre État membre, et plus précisément à l’égard des barrières en matière d’émigration, la Cour de justice a commencé par adopter une position pour le moins restrictive en matière de mobilité 11 dans son arrêt Daily Mail 12 en considérant que la liberté d’établissement ne conférait « aucun droit, en l’état actuel du droit communautaire, à une société constituée en conformité de la législation d’un État membre et y ayant son siège statutaire, de transférer son siège de direction dans un autre État membre »13. Cette première décision, au caractère indéniablement protectionniste, peut s’expliquer par le fait que l’arrêt en question relève de la matière fiscale pour laquelle les États membres disposent par définition d’une plus grande marge de manœuvre pour poser certaines limites puisque ces règles relèvent de l’ordre public et poursuivent une raison impérieuse d’intérêt général 14. La Cour de justice a par la suite confirmé cet enseignement dans son arrêt Cartesio 15 puisqu’elle y a établi que la liberté d’établissement ne s’opposait pas « à une réglementation d’un État membre qui empêche une société constituée en vertu du droit national de cet État membre de transférer son siège dans un autre État membre tout en gardant sa qualité de société relevant du droit national de l’État membre selon la législation duquel elle a été constituée » 16. Elle a toutefois également pris la peine de préciser dans un obiter dictum que les faits à l’origine du litige devaient être clairement distingués de l’hypothèse dans laquelle une société relevant du droit d’un État membre se déplace vers un autre État membre en se transformant en une forme de société relevant du droit national de celui-ci 17. Elle a ainsi contribué, bien que de manière insidieuse 18, à renforcer la mobilité des sociétés au sein de l’espace européen en sapant l’emprise des droits nationaux sur les opérations de transformation transfrontalière.
2. Centros, Überseering, Inspire Art et barrières à l’entrée
5. À contre-pied de cette jurisprudence plus restrictive, la Cour de justice a très rapidement confirmé la compatibilité des pseudo foreign companies avec la liberté d’établissement en matière de barrières dressées par l’État membre d’accueil. Dans l’arrêt Centros 19, elle a ainsi clairement établi que le fait pour un ressortissant de choisir de constituer une société dans un État membre pour la seule raison que le droit des sociétés de ce dernier est plus avantageux et d’exercer ses activités économiques dans un autre État membre au moyen d’une succursale ne constitue pas en soi un usage abusif de la liberté d’établissement 20. Cet enseignement fondamental au sein d’un marché intérieur, a fait l’objet d’une précision additionnelle dans l’arrêt Überseering 21 dans lequel la Cour de justice a insisté sur le fait qu’à partir du moment où une société possède la capacité juridique en vertu du droit de son État d’origine, l’État d’accueil est tenu de reconnaître inconditionnellement la capacité de celle-ci lorsque cette dernière fait usage de sa liberté d’établissement 22. Lors du troisième arrêt composant ce désormais célèbre triptyque, à savoir l’arrêt Inspire Art 23, la Cour de justice a clos son analyse en avançant que, sauf en cas d’abus, le fait de constituer une société en optant pour le droit national le moins contraignant tout en ayant l’intention d’exercer l’intégralité des activités économiques au moyen d’une succursale établie dans un autre État membre est sans incidence sur la question de l’applicabilité de la liberté d’établissement 24 et est inhérent à la mobilité engendrée par le marché intérieur 25.
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