Dans quelle mesure les agissements d’un supérieur hiérarchique envers son subordonné pourraient être qualifiés de harcèlement moral? Comment distinguer le pouvoir de direction, de contrôle et de sanction conféré à un supérieur hiérarchique de faits constitutifs de harcèlement moral pouvant justifier son licenciement? Un arrêt du 4 mars 2021 rappelle les principes en la matière1.
1. Rappel succinct des règles encadrant le harcèlement moral sur le lieu de travail
La Convention du 25 juin 2009 relative au harcèlement et à la violence au travail, déclarée d’obligation générale par Règlement grand-ducal du 15 décembre 2009, constitue à ce jour au Luxembourg le seul cadre juridique de référence en vigueur pour les employeurs en matière de harcèlement moral.
L’article 2 de la Convention susmentionnée dispose que le harcèlement moral est constitué « lorsqu’une personne relevant de l’entreprise commet envers un travailleur ou un dirigeant des agissements fautifs, répétés et délibérés qui ont pour objet ou pour effet soit de porter atteinte à ses droit ou à sa dignité, soit d’altérer ses conditions de travail ou de compromettre son avenir professionnel en créant un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant, soit d’altérer sa santé physique ou psychique »2 .
Le harcèlement moral peut être horizontal (entre collègues) ou vertical (entre un supérieur hiérarchique et un subordonné).
Suivant la jurisprudence, le harcèlement moral dans une entreprise peut constituer un motif réel et sérieux de sanction, notamment de licenciement, dès lors qu’il consiste en une conduite fautive répétée (un seul fait ne suffisant pas) dont le caractère vexatoire, humiliant ou attentatoire à la dignité perturbe l’exécution du contrat de travail de la personne qui en est la victime3.
Les tribunaux précisent, en accord avec les prescriptions de la Convention précitée, que l’employeur doit prendre des mesures préventives pour protéger les salariés contre le harcèlement moral au travail. Informé d’actes de harcèlement ou de toute situation conflictuelle entre salariés dans l’entreprise, il doit intervenir concrètement en gérant les attitudes ou les actes conflictuels. Parmi les obligations de l’employeur figurent, entre autres, l’obligation d’entendre la victime présumée et celle de mener une enquête interne4 .
Quant au salarié se sentant victime de harcèlement moral, la jurisprudence précise qu’il appartient à ce dernier de recourir à la procédure d’alerte mise en place dans l’entreprise, l’existence d’une telle procédure étant prévue par la Convention de 2009 précitée5 .
Si un salarié s’estimant victime de harcèlement moral porte l’affaire devant le tribunal du travail, il lui appartiendra toutefois de prouver la réalité du harcèlement moral qu’il allègue6 .
Il n’en demeure pas moins que l’employeur a l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail7 , c’est-à-dire notamment d’assurer à ses salariés des conditions de travail normales, en prenant toutes les mesures nécessaires pour prévenir ou faire cesser toute forme de harcèlement, étant le seul détenteur du pouvoir de direction et d’organisation de son entreprise8 .
Dans ce cadre, l’employeur a notamment l’obligation d’examiner les plaintes et de les traiter dans un délai raisonnable en entendant chaque partie, de procéder à une enquête interne et de rassembler toutes les informations nécessaires pour mettre fin au conflit, respectivement, protéger la victime9 .
S’il est établi qu’il y a eu harcèlement moral, des mesures appropriées doivent être prises, qui peuvent aller jusqu’au licenciement de l’auteur du harcèlement moral.
Ainsi, un licenciement pour harcèlement moral doit être précédé d’une enquête et reposer sur des agissement réels, autrement dit prouvés10 .
2. Pas de harcèlement moral sans preuve
Dans l’affaire en cause, une salariée engagée en qualité de « Head of Compliance » (impliquant une fonction de supervision et de contrôle) a été licenciée avec préavis après deux années de service.
Les motifs ayant conduit au licenciement de cette salariée ? : un style de management susceptible de l’exposer à une plainte pour harcèlement moral.
Le Tribunal du travail saisi par la salariée a déclaré le licenciement justifié, et a débouté cette dernière de ses demandes indemnitaires.
La salariée a interjeté appel en faisant valoir que les motifs de son licenciement ne seraient ni réels ni sérieux, notamment :
ils auraient trait essentiellement « à des anicroches relationnelles »11 entre elle et sa collègue et subordonnée, et ne seraient que la traduction du ressenti subjectif de cette dernière ;
les critiques émises ne seraient que des observations légitimes qu’une supérieure hiérarchique aurait droit d’émettre à l’égard de sa subordonnée concernant les prestations de travail ;
des circonstances d’ordre personnel ainsi que l’hyper-sensibilité de sa subordonnée devraient être prises en compte par le juge dans sa prise de décision.
Dans son arrêt du 4 mars 2021, la Cour d’appel a réformé le jugement du Tribunal du travail en déclarant le licenciement de la salariée abusif.
En effet, la plupart des faits susceptibles de constituer du harcèlement moral ont été écartés des débats, faute de preuve. Tel est le cas notamment du remplacement de sa subordonnée « au pied levé » par la salariée pour une réunion avec un client allégué, de menaces selon lesquelles sa subordonnée ne serait pas augmentée ou serait transférée dans un autre département, ou encore des propos qui auraient été tenus par la salariée tels que « tu vas bien crever » ou « on sait bien que tu es malade, mais c’est surtout dans la tête ».
Cet arrêt s’inscrit ainsi dans une jurisprudence majoritaire souvent amenée à écarter la qualification de harcèlement moral, faute pour le salarié qui s’estime victime de pouvoir établir, preuve à l’appui, l’existence de faits constitutifs de harcèlement12 .
En l’espèce, c’est l’employeur lui-même qui a pris la décision de licencier la supérieure hiérarchique pour « un style de management qui pourrait [l’exposer] à une plainte pour harcèlement moral », sans s’appuyer au préalable sur des preuves concrètes qu’un tel harcèlement moral existait réellement.
La Cour a ainsi refusé de valider le licenciement pour « potentiel » harcèlement moral.
Mais l’absence de preuve n’est pas la seule motivation des juges pour écarter l’existence d’un harcèlement.
3. L’exercice normal et légitime du pouvoir hiérarchique n’est pas constitutif de harcèlement moral
La Cour d’appel a également rappelé, dans cette affaire, la prérogative légitime dont dispose un supérieur hiérarchique de donner des instructions à un subordonné, de contrôler l’exécution de son travail, de lui faire part de son appréciation sur les prestations effectuées ou omises et, le cas échéant, d’émettre des critiques ou des observations au sujet du travail presté, et ce dans le cadre du lien de subordination propre au contrat de travail13 .
Une telle prérogative doit cependant être exercée dans le respect de la personne du salarié, la jurisprudence considérant que « la limite de l’abus, et donc du harcèlement moral, est seulement atteinte lorsque l’employeur exerce ses pouvoirs de manière injustifiée, donc soit sans aucun fondement, soit de manière disproportionnée »14.
A cet égard, il y a lieu de relever que les conséquences, parfois négatives, liées aux manifestations normales et légitimes du pouvoir de direction de l’employeur, telles que le stress, la pression, la fatigue, le mécontentement ou encore les tensions, peuvent être perçues comme étant du harcèlement moral par les salariés.
Toutefois, selon la jurisprudence, « il convient de faire la distinction entre une situation constituant un harcèlement moral et une situation de tension, voire de stress, même intense, qui est liée à un contexte professionnel difficile, à la nature de la tâche du salarié ou à l’étendue de ses responsabilités, voire à une surcharge de travail »15 .
Ainsi, le ressenti subjectif d’un salarié ne suffit pas à lui seul à justifier le licenciement16 de son supérieur hiérarchique, en l’absence de preuve de dépassement avéré par ce dernier du cadre normal de l’exercice du pouvoir hiérarchique.
Dans l’affaire commentée, la Cour d’appel a retenu que la critique émise par la salariée licenciée sur le manque d’autonomie de sa subordonnée et le reproche fait à cette dernière de la mettre trop souvent en copie (faits retenus comme établis en l’espèce) relevaient des critiques légitimes qu’un supérieur hiérarchique pouvait adresser à son subordonné.
En outre, le fait pour la salariée licenciée d’avoir jeté un stylo en direction d’un autre salarié pour faire cesser le bruit dans la salle alors qu’elle était en conférence téléphonique n’a pas été jugé de nature à justifier son licenciement en l’espèce. La Cour a relevé que cet acte, bien qu’inapproprié et blâmage, était intervenu 2 ans avant le licenciement, dans un contexte particulier, et qu’il n’avait fait l’objet d’aucune une plainte du salarié visé. Au contraire, ce dernier a déclaré être habitué au « style moins formel que le style habituel des managers » et avoir apprécié l’accessibilité et la façon « un peu cash de dire les choses » de la salariée licenciée.
La Cour a également noté la reconnaissance par plusieurs témoins du style et du langage directs et familiers de la salariée licenciée. Pour autant, elle n’en a pas déduit en l’espèce l’existence de motifs réels et sérieux pouvant justifier son licenciement.
4. Evolution du cadre juridique du harcèlement moral ?
Concernant les affaires de harcèlement moral portées devant les tribunaux, il y a lieu de relever qu’à ce jour, les décisions reconnaissant le harcèlement moral comme étant avéré17 existent mais restent minoritaires.
Pourtant, selon les chiffres de la Chambre des salariés, deux salariés sur dix au Luxembourg estiment être victimes de harcèlement moral au travail. En outre, les données issues de l’enquête ECWS 2015 démontrent que le Luxembourg est le second pays européen présentant la prévalence la plus élevée de harcèlement moral18 (9,6%, après la France (12,2%), et avant l’Irlande (8,3%) et la Belgique (7,5%)).
Si le législateur s’était montré réticent quant à une possible intégration du harcèlement moral dans le Code du travail jusqu’à présent, il semble que l’heure soit au changement.
En effet, un projet de loi a été déposé en date du 23 juillet 2021, lequel a pour objectif de définir et d’inscrire dans le Code du travail les contours de la notion de harcèlement moral et entend ainsi renforcer davantage le cadre juridique existant19. Quelles pourraient être les mesures de protection additionnelles prévues par le législateur ? Les obligations de l’employeur seront-elles renforcées ? La charge de la preuve pourrait-elle être allégée pour le salarié ? Affaire à suivre…
Dorothée David-Milinkiewicz, Juriste en droit social – Head of knowledge et Thérèse Lallart, Junior Associate au sein du Cabinet CASTEGNARO-Ius Laboris Luxembourg
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1 Cour d’appel, 4 mars 2021, n° CAL-2020-00227 du rôle
2 Convention du 25 juin 2009 relative au harcèlement et à la violence au travail déclarée d’obligation générale par règlement grand-ducal du 15 décembre 2009
3 Cour d’appel, 16 octobre 2014, n°39728 du rôle
4 Cour d’appel, 19 avril 2018, n°44623 du rôle
5 Cour d’appel,12 décembre 2019, n°44858 du rôle
6 Voir notamment Cour d’appel, 26 avril 2018, n°44560 du rôle : « Contrairement à la législation française suivant laquelle la charge de la preuve du harcèlement ne pèse pas sur le salarié puisque ce dernier doit simplement « établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement », la législation luxembourgeoise n’instaure aucune présomption, de sorte que la charge de la preuve des éléments constitutifs de harcèlement moral incombe au salarié. »
7 Article 1134 du Code civil
8 Cour d’appel, 17 mai 2018, n°43317 du rôle
9 Cour d’appel, 19 avril 2018, n°44623 du rôle
10 Cour d’appel, 4 mars 2021, n° CAL-2020-00227 du rôle
11 Cour d’appel, 4 mars 2021, n° CAL-2020-00227 du rôle
12 Cour d’appel, 12 décembre 2019, n°44858 du rôle
13 Voir aussi Cour d’appel, 12 décembre 2019, n°44858 du rôle : « Le seul fait de donner des ordres et des consignes, nonobstant l’autonomie dont bénéficie un salarié dans ses fonctions, ne constitue pas un harcèlement moral, mais fait partie des contraintes inhérentes au lien de subordination. »
14 Cour d’appel, 24 novembre 2016, n° 42364 du rôle
15 Cour d’appel, 22 octobre 2020, CAL-2018-00869 du rôle
16 Cour d’appel, 4 mars 2021, n° CAL-2020-00227 du rôle
17 Voir notamment Cour d’appel, 18 janvier 2018, n°41738 du rôle ; Cour d’appel, 17 mai 2018, n°43317 du rôle
18 Actualités du « Quality of work index » du 20 juin 2019, Chambre des Salariés Luxembourg
19 Projet de loi n°7864 portant modification du Code du travail en vue d’introduire un dispositif relatif à la protection contre le harcèlement moral au travail